PORTRAIT - Moteur de recherche

Publié le par Julien Charnay

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Numéro 38, avril 2010

 

 

 

Promis à une belle carrière universitaire, Matthew B. Crawford a préféré le métier de mécanicien. Dans son livre, best-seller aux Etats-Unis, il dénonce l'aliénation d'un travail intellectuel sans qualité. Et vante l'intégrité et l'intelligence du travail manuel. Parcours à suivre...

 

Son parcours aurait pu le mener chez les « cols blancs », mais quand en 1989, tout juste sorti de l’université de Californie (Santa Barbara) avec une licence de physique, il part à l’assaut du marché du travail, il déchante très vite. Ses connaissances d’électricien, acquises au cours de son adolescence dans une communauté nomade, lui sont alors d’un grand secours. Il vend ses services dans la rue, et ses dépliants publicitaires jouent la franchise : « Sans certificat, mais consciencieux. » « Je me suis rendu compte que j’obtenais beaucoup plus de réponses que pour les emplois en lien avec mon diplôme de physique. »


Nous voilà au cœur d’Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail (La Découverte) – son best-seller traduit et publié en France, un essai visant à réhabiliter la valeur du travail manuel, dont il accouche en 2008 à la lumière de son parcours à mi-chemin entre le monde des outils et celui les livres. Car Matthew Crawford a une passion pour la philosophie, qui le ramène, en 1990, sur les bancs de la prestigieuse université de Chicago et son département de philosophie politique. Dix ans après, il en sort avec un doctorat. « Malgré le plaisir à l’étude des classiques, ce travail intellectuel n’a jamais pu éclairer complètement mes expériences de travail manuel – dont je tire un plus grand sentiment de compétence », explique-t-il.

 

Rattaché à un laboratoire de la fac de Chicago, il ne tient pas en place, peine à trouver l’énergie nécessaire pour s’assurer un avenir de professeur. C’est plutôt l’école buissonnière et des journées entières à jouer secrètement les apprentis mécanos dans un atelier improvisé à quelques encablures de l’université. Renouant avec le travail manuel, Crawford déserte peu à peu les séminaires et s’attaque à une Honda CB360 de 1975 dans son local de fortune. « La pure matérialité de cette expérience et la limpidité de ses exigences techniques étaient un baume pour mon âme en proie à la panique du chômage », écrit-il. Mis au défi par le démarreur de l’engin, il rencontre Fred, qui tient un garage de motos qui a les allures d’un magasin d’antiquités. « Sa vie semblait plus libre que la mienne », se souvient-il. C’est le déclic. Une expérience malheureuse à la tête d’un think tank de la nébuleuse de Washington finit de le convaincre et l’entraîne définitivement hors de la vie de bureau. « Mon institut était financé par des fonds privés, se rappelle-t-il, et mes argumentaires se devaient d’avoir une certaine orientation, au risque de tordre les faits. Aux dires de mon supérieur, l’essentiel était de projeter vers l’extérieur une image de rationalité – même s’il n’en était rien. » Dès lors, son objectif est d’ouvrir son propre « bike shop ». Chose faite en 2004, à Richmond, en Virginie, dans le Sud des États-Unis. « Je renouais avec un travail intègre, à l’abri de la manipulation et de la dissimulation. Ce travail était l’occasion se sortir d’une sorte d’enfermement sur moi. » Contre le phénomène de routine et d’aliénation du travail intellectuel, il insiste sur la richesse de son métier actuel : «C’est d’abord ce sentiment de me réaliser dans l’agir humain, d’être en prise directe avec le monde extérieur par l’intermédiaire des objets matériels, qui existent hors de moi. Et puis, ce travail fait appel à l’intelligence. Comme je travaille sur des vieux engins n’ayant pas roulé depuis des années, il m’est impossible de suivre à chaque fois la même procédure, car tout est affaire de contexte, de circonstances matérielles contingentes : à moi d’identifier les éléments pertinents d’une situation donnée, pour ensuite formuler clairement le problème, et m’y attaquer. » 

 

Sa réflexion mûrit. Dans sa ligne de mire : l’opacité de la chaîne des responsabilités et la difficulté à évaluer la valeur d’un travail qui sont autant de traits de l’âge postindustriel. Il prend le cas des managers d’Apple en charge de l’i-pod : « Le travail de l’équipe fait partie d’une vaste et complexe entité dont l’objectif est de produire de la culture, et il est difficile de mesurer les contributions individuelles à un tel effort. Sur un chantier, vous disposez de critères objectifs pour évaluer votre propre contribution indépendamment des autres, et ce sont ces mêmes critères qui serviront à vos camarades de travail pour vous juger. » L’émergence des nouveaux métiers, manipulateurs de symboles et de chiffres, marque, pour lui, une dangereuse fuite en avant dans l’abstraction. « La crise a souligné combien les traders de Wall Street étaient éloignés des conséquences directes de leurs actions. Par contraste, le sentiment aigu de ce que le pire peut survenir à tout moment sous mes propres yeux, ou lorsque mon client aura repris la route, constitue la toile de fond de mon travail. C’est l’expérience d’une forme de responsabilité individuelle. » 

 

Pour Crawford, la séparation du « penser » et du « faire » se donne à voir dans la vie quotidienne. Il ne peut s’y résoudre, lui qui a eu l’idée d’écrire en auscultant une voiture. « J’ai ouvert le capot et découvert avec stupéfaction qu’il en cachait un second. Dans la société actuelle, nous sommes mis de plus en plus à distance des tâches matérielles. Face à cela, il m’est apparu important de réhabiliter la vision d’un monde intelligible et qui invite à l’action humaine. » Il s’inspire des travaux du sociologue Christopher Lasch et s’alarme, comme lui, de la prédominance du narcissisme de nos sociétés. Inscrit dans une logique de consommation où il pense jouir d’une liberté totale, et chaque jour un peu plus éloigné des réalités pratiques les plus élémentaires, l’individu contemporain nourrit une illusion d’omnipotence qui masque sa profonde dépendance aux autres. « Lorsqu’une machine à laver tombe en panne, l’être humain doit bien se demander quels sont ses besoins à elle. En de telles circonstances, la technologie n’est plus l’expression de notre maîtrise de l’univers, mais un affront à notre narcissisme », se plaît-il à noter.

 

Cette réalité lui tient à cœur. Alors, une fois par semaine, il délaisse ses outils et se rend à l’université de Virginie, où il a décroché une bourse de recherche. Mais, en ce moment, c’est la promotion de son livre qui l’occupe, un livre qu’il a « conçu comme un message chuchoté à l’oreille d’une jeune personne, pour montrer qu’il existe un autre chemin que les jobs “intellectuels” auxquels tout le monde prétend ». La preuve est faite.

 

Julien Charnay

 


Matthew B. Crawford en cinq dates :

 

1965. Naissance en Californie.

1989. Licence de physique à l’université de Californie (Santa-Barbara) et électricien.

2000. Doctorat de philosophie politique à l’université de Chicago.

2002. Ouverture de Shokoe Moto, son garage de Richmond (Virginie)

2009. Parution de Shop Class as Soulcraft (Penguin Press).

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